10 idées erronées sur la pensée historique

Dr. Lindsay Gibson

Au cours des 50 dernières années, la pensée historique est devenue la norme dans la théorie et pratique de l’enseignement de l’histoire en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord, pour ensuite s’étendre à l’échelle de la planète. Depuis la mise sur pied du Projet de la pensée historique en 2006, ses définitions, concepts et cadres ont été inclus dans les programmes d’histoire et de sciences sociales de la majorité des provinces et territoires du Canada. Tous les grands éditeurs canadiens de manuels scolaires ont publié des livres qui incluent les concepts de la pensée historique, et de nombreux instituts d’été et d’hiver et d’ateliers de perfectionnement professionnel à ce sujet ont eu lieu virtuellement et en personne partout au pays.

J’ai découvert la pensée historique en 2006 lorsqu’on m’a donné un exemplaire de Teaching about Historical Thinking (j’ai encore ma copie originale, avec ses pages écornées et ses papillons adhésifs) rédigé par Mike Denos et Roland Case et fondé sur le cadre conçu par Peter Seixas. Depuis, j’ai travaillé avec les concepts de la pensée historique comme enseignante d’histoire et de sciences sociales au secondaire, étudiante au doctorat, mentore de candidates et candidats à l’enseignement et d’étudiantes et étudiants de cycle supérieur dans une faculté d’Éducation, conceptrice de programmes et de ressources pédagogiques et présentatrice à des ateliers et instituts d’enseignement. Ces différentes expériences m’ont permis de constater que les gens ont plusieurs fausses idées sur la pensée historique pour lesquelles je vais fournir les prochains éclaircissements. 

1 Les jeunes élèves ne peuvent pas appliquer la pensée historique, car ils n’ont pas assez de connaissances historiques.

De nombreux chercheurs ont démontré que même les plus jeunes élèves ont des connaissances sur ce qui s’est produit dans le passé et des idées sur comment nous savons ce que nous savons, certaines desquelles sont exactes et d’autre non. Pet Lee (2005) est d’avis qu’il est essentiel pour les enseignantes et enseignants de connaître les idées qu’ont les élèves sur le contenu historique, mais aussi sur les façons qui nous permettent de savoir ce que nous savons sur le passé afin d’aborder les fausses idées qu’ils peuvent avoir.

3 Concepts de la pensée historique = habiletés

Les enseignantes et enseignants décrivent souvent les concepts de la pensée historique comme des habiletés, mais je crois qu’il s’agit plutôt de compétences. Selon Roland Case (2020), la compétence se rapporte à la capacité d’exécuter efficacement une plus vaste gamme d’activités plutôt que la simple exhibition d’habilités. Il existe des dizaines d’habiletés particulières en communication et littératie, mais par compétence, on entend la capacité de livrer avec succès un ensemble de produits ou de résultats connexes. De façon semblable, chaque concept de la pensée historique est constitué de connaissances, inclinations et habiletés disciplinaires interreliées. Par exemple, Seixas et Morton (2013) décrivent cinq balises qui encadrent les disciplines et habiletés pour chacun des six concepts de la pensée historique inclus dans le modèle. La compétence met aussi l’accent sur l’exécution authentique des tâches qui exigent que les élèves prennent une décision au sujet des habilités, inclinations et connaissances qui sont les plus pertinentes et utiles pour aborder les véritables problèmes historiques. Si on demande aux élèves, par exemple, de trouver la réponse la plus appropriée à une controverse entourant une statue historique dans leur région, ils doivent puiser dans une vaste gamme de connaissances, habiletés, valeurs et inclinations basées sur différents concepts de la pensée historique. Ils devront donc consulter des sources primaires et les interpréter, ainsi qu’utiliser la perspective historique et le jugement éthique.

5 La pensée historique nous aide à découvrir la vérité objective au sujet du passé.

Le concept de la vérité objective en histoire est une question épineuse et contestée. On dit qu’un énoncé historique est objectivement vrai lorsqu’il satisfait aux conditions de véracité sans subjectivités individuelles (p.ex., perceptions, émotions ou imagination). Il existe des faits historiques incontestables, mais l’assimilation de l’histoire est bien plus que l’établissement de faits historiques et leur organisation en récits. Le passé est fini et ne peut pas être recréé; les récits historiques sont créés par des humains ayant diverses subjectivités. Il est impossible de prouver incontestablement qu’une interprétation quelconque du passé constitue la « vérité objective ». La pensée historique veut qu’on enseigne aux élèves comment analyser et interpréter les preuves historiques pour construire, déconstruire et reconstruire les récits historiques. Le but n’est pas d’établir la vérité objective, mais de trouver des solutions plausibles aux tensions, difficultés et problèmes inhérents à l’assimilation de l’histoire et soulevés par les concepts de la pensée historique. Quels événements et personnes du passé doit-on connaître aujourd’hui? Qu’est-ce qui a causé un événement historique et quelle en est la conséquence? Quelles interprétations du passé sont les plus plausibles? Quelles leçons tirons-nous des similitudes et différences au f il du temps? Comment comprenons-nous ce que les gens pensaient et croyaient dans le passé? Comment devrions-nous réagir aux injustices et aux gestes héroïques du passé?

7 Les enseignantes, enseignants et élèves ne devaient pas juger le passé selon les normes du présent.

Lorsqu’on parle d’injustices historiques, certaines personnes sont d’avis qu’on ne devrait pas juger les gens dans le passé selon les normes actuelles. De façon intéressante, on n’applique pas la même logique lorsqu’il s’agit de juger les personnes dans le passé qui méritent d’être honorées aujourd’hui. Évidemment, il est important de comprendre le 7contexte historique, les perspectives, les valeurs, la vision du monde et les croyances des personnes dans le passé avant de porter un jugement. Or, il ne faut pas oublier que nous vivons inéluctablement dans le présent et qu’il est impossible de ne pas porter de jugement sur le passé. Lorsque les enseignantes et enseignants choisissent ce qu’ils enseigneront (et ce qu’ils n’enseigneront pas), ils portent un jugement sur le passé. Lorsque nous portons un jugement éthique sur les bévues du passé, il est important de comprendre qu’elles se sont produites avant, durant ou après un événement historique. Il faut aussi connaître les normes sociales, politiques, culturelles et éthiques qui existaient à l’époque; les circonstances, contraintes et options qui ont motivé ou limité les actions des gens dans le passé; ainsi que les valeurs, croyances, attitudes et cadres intellectuelles de différentes personnes par rapport à ce qu’elles considéraient être un comportement éthique. (Gibson et al., 2022).

9 Les sources primaires sont plus utiles que les sources secondaires dans l’enseignement de la pensée historique.

Les sources primaires sont originales ou de première main en termes de temps et d’accès au sujet historique qui fait l’objet de l’enquête. Les sources secondaires sont des sources de seconde main qui sont produites à partir de preuves tirées d’autres sources primaires ou secondaires. Nous pouvons déterminer si une source est primaire ou secondaire en fonction de la question qui est posée. Une statue ou une plaque au sujet d’un événement historique est une source secondaire si la question qu’on se pose porte sur ce qui s’est passé durant une bataille, mais une source primaire si on se pose des questions sur ce que les personnes qui ont créé la statue pensaient au sujet de l’événement historique. Durant mes ateliers de perfectionnement professionnel, je demande souvent aux enseignantes et enseignants si les sources primaires sont plus utiles que les sources secondaires en ce qui a trait à la pensée historique. Dans la plupart des cas, les personnes présentes sont d’avis que les sources primaires sont plus utiles, car elles ont été créées durant la période et près de l’endroit où a eu lieu l’événement à l’étude. Parfois, les participantes et participants répondent qu’aucune source n’est plus utile que l’autre ou que les deux types de sources ont la même importance. Ce sont aussi deux bonnes réponses. On doit examiner et analyser minutieusement les sources primaires et secondaires requises dans le contexte de la question historique et de l’objet de notre enquête. En ce sens, aucune source n’est fondamentalement plus utile qu’une autre. Alternativement, les deux types de sources sont utiles, car pour répondre à une question de recherche historique, nous devons analyser les sources primaires, ainsi que la façon dont les sources secondaires sont interprétées et les récits qui en découlent.

2 On s’entend sur les concepts qui constituent la pensée historique.

La pensée historique est de nature complexe et contestée. Il existe plusieurs modèles conceptuels de la pensée historique qui incluent des concepts identiques et divergents. Sam Wineburg (1999) a cerné quatre approches heuristiques — la sélection des sources, la contextualisation, la corroboration et la lecture attentive – qui fournissent des outils pratiques pour l’enseignement et l’évaluation de la littératie historique des élèves et de leur pensée historique au sujet des éléments de preuve. Au Canada, Peter Seixas (2009) a défini la pensée historique en termes de six concepts : la pertinence historique, les preuves, la continuité et le changement, les causes et les conséquences, les perspectives historiques et la dimension éthique. Les érudits demandent l’ajout de concepts supplémentaires sur la pensée historique, dont l’empathie historique (Endacott et Brooks, 2018), ainsi que l’interprétation ou les « récits » historiques (Chapman, 2017).

4 Les « habiletés » relatives à la pensée historique sont plus importantes que l’acquisition du contenu historique.

Il y a un débat interminable parmi les enseignantes et enseignants d’histoire et de sciences sociales sur l’acquisition d’habiletés plutôt que du contenu historique. Les partisans de la transmission d’habiletés sont d’avis que les élèves peuvent trouver des renseignements historiques sur leur téléphone. On doit donc montrer aux élèves comment trouver et analyser des renseignements historiques, plutôt que de les forcer à les mémoriser. Ceux qui défendent l’importance du contenu historique soutiennent que les élèves doivent acquérir des connaissances de base avant de pouvoir appliquer la pensée historique. Ce débat se fonde sur une fausse dichotomie. Il est insignifiant, voire impossible, de penser historiquement sans contenu historique. Dans le même ordre d’idées, apprendre du contenu historique sans comprendre comment il est produit nuit à la façon dont les élèves comprennent la nature de l’histoire et son contenu.

6 La pensée historique est apolitique et dépourvue de pensée critique.

De nombreux érudits disent que la pensée historique adopte une approche dépolitisée et dépourvue d’analyse critique en ce sens qu’elle n’aborde pas la relation entre le pouvoir, le savoir, les façons de savoir et les relations sociales, identités et subjectivités qu’elle favorise et normalise (Cutrara, 2009; Parkes, 2009; Segall, 2006). Ces savants reprochent aussi aux concepts de la pensée historique de ne pas tenir compte de l’effet de l’identité culturelle, ethnique, religieuse, de genre et des handicapes des élèves sur la façon dont ils comprennent les événements historiques (Crocco, 2018; Segall et al., 2018). La pensée historique peut sans aucun doute être utilisée d’une façon non critique pour renforcer les injustices et inégalités actuelles, mais a aussi le potentiel de contribuer grandement à la conceptualisation des outils, processus et façons de penser qui aident les élèves à approfondir qui ils sont, ce qu’ils pensent et ce qu’ils peuvent faire – en tant qu’individus, membres de multiples groupes entrecroisés et citoyens ayant des rôles et des responsabilités en lien avec des nations et des États dans un monde complexe, conflictuel et en constante évolution.

8 Renseignements historiques = preuves historiques

Par preuves historiques, on entend les conclusions pertinentes et crédibles tirées à partir des sources primaires et secondaires utilisées pour répondre à une question sur le passé. Les renseignements historiques deviennent des preuves lorsqu’ils sont utilisés pour répondre à une question historique. Lorsque les élèves énumèrent des dates ou se rappellent des faits, ils présentent des renseignements, et non des preuves. Les renseignements historiques deviennent des éléments de preuve lorsque les élèves les interprètent pour fournir une conclusion ou une explication ou pour poser un jugement. Par exemple, l’énoncé suivant : « Le gouvernement canadien a prélevé 23 millions de dollars en impôts de capitation auprès d’environ 81 000 immigrants chinois » constitue des renseignements historiques. L’énoncé devient une preuve lorsqu’il est utilisé pour arriver à une conclusion ou former un argument. Lorsqu’on affirme, par exemple, que les descendants d’immigrants chinois méritent d’être dédommagés par le gouvernement canadien, car 23 millions de dollars d’impôts de capitation ont été prélevés de leurs ancêtres, le dernier énoncé est un élément de preuve.

10 Lorsqu’on enseigne l’analyse des sources primaires et secondaires aux élèves, on doit déterminer si la source est biaisée ou non.

L’analyse du biais des sources primaires et secondaires présente deux principaux problèmes. D’abord, « biais » est souvent synonyme de « point de vue », « perspective » et « opinion ». Le biais se définit comme étant un préjugé en faveur ou contre une chose, une personne ou un groupe. La perspective représente notre attitude particulière vis-à-vis une chose ou notre façon de l’envisager, tandis que notre point de vue est la position à partir de laquelle on considère ou évalue cette chose. Les opinions des gens sont façonnées par leur vision du monde, leurs perspectives, croyances, attitudes et valeurs. Ce ne sont pas des biais, à moins qu’il existe aussi des préjugés négatifs ou positifs envers l’objet à l’étude. Le fait d’avoir des opinions ne signifie pas qu’on est biaisé, à moins que les preuves soient considérées injustement ou que certaines perspectives ou opinions soient écartées. La seconde problématique qui se présente lorsqu’on demande aux élèves d’analyser le biais des preuves est que cette démarche nuit à leur capacité de pensée historiquement, 8en ce sens que ça permet de croire qu’il existe des sources non biaisées, et que les sources biaisées doivent être évitées à tout prix. Dans de nombreux cas, les sources les plus biaisées sont souvent les plus intéressantes et utiles, car elles offrent un aperçu des attitudes, croyances et visions du monde des gens qui les ont créées. En outre, il est souvent insensé de demander aux élèves d’identifier le biais de certains types de sources primaires. Par exemple, on ne peut pas poser la question à savoir si certaines traces de sources primaires, des vestiges du passé qui n’ont pas été créés pour décrire ou expliquer le passé, comme les reliques naturelles (fossiles, arbres culturellement modifiés, etc.) ou certains documents ou artéfacts (outils, horaires de train, etc.) sont biaisés. Au lieu d’enseigner aux élèves à identifier le biais, il est plus utile de les inviter à trouver et contextualiser des sources afin de tirer des conclusions sur les personnes qui les ont créées.

1 Les jeunes élèves ne peuvent pas appliquer la pensée historique, car ils n’ont pas assez de connaissances historiques.

De nombreux chercheurs ont démontré que même les plus jeunes élèves ont des connaissances sur ce qui s’est produit dans le passé et des idées sur comment nous savons ce que nous savons, certaines desquelles sont exactes et d’autre non. Pet Lee (2005) est d’avis qu’il est essentiel pour les enseignantes et enseignants de connaître les idées qu’ont les élèves sur le contenu historique, mais aussi sur les façons qui nous permettent de savoir ce que nous savons sur le passé afin d’aborder les fausses idées qu’ils peuvent avoir.

2 On s’entend sur les concepts qui constituent la pensée historique.

La pensée historique est de nature complexe et contestée. Il existe plusieurs modèles conceptuels de la pensée historique qui incluent des concepts identiques et divergents. Sam Wineburg (1999) a cerné quatre approches heuristiques — la sélection des sources, la contextualisation, la corroboration et la lecture attentive – qui fournissent des outils pratiques pour l’enseignement et l’évaluation de la littératie historique des élèves et de leur pensée historique au sujet des éléments de preuve. Au Canada, Peter Seixas (2009) a défini la pensée historique en termes de six concepts : la pertinence historique, les preuves, la continuité et le changement, les causes et les conséquences, les perspectives historiques et la dimension éthique. Les érudits demandent l’ajout de concepts supplémentaires sur la pensée historique, dont l’empathie historique (Endacott et Brooks, 2018), ainsi que l’interprétation ou les « récits » historiques (Chapman, 2017).

3 Concepts de la pensée historique = habiletés

Les enseignantes et enseignants décrivent souvent les concepts de la pensée historique comme des habiletés, mais je crois qu’il s’agit plutôt de compétences. Selon Roland Case (2020), la compétence se rapporte à la capacité d’exécuter efficacement une plus vaste gamme d’activités plutôt que la simple exhibition d’habilités. Il existe des dizaines d’habiletés particulières en communication et littératie, mais par compétence, on entend la capacité de livrer avec succès un ensemble de produits ou de résultats connexes. De façon semblable, chaque concept de la pensée historique est constitué de connaissances, inclinations et habiletés disciplinaires interreliées. Par exemple, Seixas et Morton (2013) décrivent cinq balises qui encadrent les disciplines et habiletés pour chacun des six concepts de la pensée historique inclus dans le modèle. La compétence met aussi l’accent sur l’exécution authentique des tâches qui exigent que les élèves prennent une décision au sujet des habilités, inclinations et connaissances qui sont les plus pertinentes et utiles pour aborder les véritables problèmes historiques. Si on demande aux élèves, par exemple, de trouver la réponse la plus appropriée à une controverse entourant une statue historique dans leur région, ils doivent puiser dans une vaste gamme de connaissances, habiletés, valeurs et inclinations basées sur différents concepts de la pensée historique. Ils devront donc consulter des sources primaires et les interpréter, ainsi qu’utiliser la perspective historique et le jugement éthique.

4 Les « habiletés » relatives à la pensée historique sont plus importantes que l’acquisition du contenu historique.

Il y a un débat interminable parmi les enseignantes et enseignants d’histoire et de sciences sociales sur l’acquisition d’habiletés plutôt que du contenu historique. Les partisans de la transmission d’habiletés sont d’avis que les élèves peuvent trouver des renseignements historiques sur leur téléphone. On doit donc montrer aux élèves comment trouver et analyser des renseignements historiques, plutôt que de les forcer à les mémoriser. Ceux qui défendent l’importance du contenu historique soutiennent que les élèves doivent acquérir des connaissances de base avant de pouvoir appliquer la pensée historique. Ce débat se fonde sur une fausse dichotomie. Il est insignifiant, voire impossible, de penser historiquement sans contenu historique. Dans le même ordre d’idées, apprendre du contenu historique sans comprendre comment il est produit nuit à la façon dont les élèves comprennent la nature de l’histoire et son contenu.

5 La pensée historique nous aide à découvrir la vérité objective au sujet du passé.

Le concept de la vérité objective en histoire est une question épineuse et contestée. On dit qu’un énoncé historique est objectivement vrai lorsqu’il satisfait aux conditions de véracité sans subjectivités individuelles (p.ex., perceptions, émotions ou imagination). Il existe des faits historiques incontestables, mais l’assimilation de l’histoire est bien plus que l’établissement de faits historiques et leur organisation en récits. Le passé est fini et ne peut pas être recréé; les récits historiques sont créés par des humains ayant diverses subjectivités. Il est impossible de prouver incontestablement qu’une interprétation quelconque du passé constitue la « vérité objective ». La pensée historique veut qu’on enseigne aux élèves comment analyser et interpréter les preuves historiques pour construire, déconstruire et reconstruire les récits historiques. Le but n’est pas d’établir la vérité objective, mais de trouver des solutions plausibles aux tensions, difficultés et problèmes inhérents à l’assimilation de l’histoire et soulevés par les concepts de la pensée historique. Quels événements et personnes du passé doit-on connaître aujourd’hui? Qu’est-ce qui a causé un événement historique et quelle en est la conséquence? Quelles interprétations du passé sont les plus plausibles? Quelles leçons tirons-nous des similitudes et différences au f il du temps? Comment comprenons-nous ce que les gens pensaient et croyaient dans le passé? Comment devrions-nous réagir aux injustices et aux gestes héroïques du passé?

6 La pensée historique est apolitique et dépourvue de pensée critique.

De nombreux érudits disent que la pensée historique adopte une approche dépolitisée et dépourvue d’analyse critique en ce sens qu’elle n’aborde pas la relation entre le pouvoir, le savoir, les façons de savoir et les relations sociales, identités et subjectivités qu’elle favorise et normalise (Cutrara, 2009; Parkes, 2009; Segall, 2006). Ces savants reprochent aussi aux concepts de la pensée historique de ne pas tenir compte de l’effet de l’identité culturelle, ethnique, religieuse, de genre et des handicapes des élèves sur la façon dont ils comprennent les événements historiques (Crocco, 2018; Segall et al., 2018). La pensée historique peut sans aucun doute être utilisée d’une façon non critique pour renforcer les injustices et inégalités actuelles, mais a aussi le potentiel de contribuer grandement à la conceptualisation des outils, processus et façons de penser qui aident les élèves à approfondir qui ils sont, ce qu’ils pensent et ce qu’ils peuvent faire – en tant qu’individus, membres de multiples groupes entrecroisés et citoyens ayant des rôles et des responsabilités en lien avec des nations et des États dans un monde complexe, conflictuel et en constante évolution.

7 Les enseignantes, enseignants et élèves ne devaient pas juger le passé selon les normes du présent.

Lorsqu’on parle d’injustices historiques, certaines personnes sont d’avis qu’on ne devrait pas juger les gens dans le passé selon les normes actuelles. De façon intéressante, on n’applique pas la même logique lorsqu’il s’agit de juger les personnes dans le passé qui méritent d’être honorées aujourd’hui. Évidemment, il est important de comprendre le 7contexte historique, les perspectives, les valeurs, la vision du monde et les croyances des personnes dans le passé avant de porter un jugement. Or, il ne faut pas oublier que nous vivons inéluctablement dans le présent et qu’il est impossible de ne pas porter de jugement sur le passé. Lorsque les enseignantes et enseignants choisissent ce qu’ils enseigneront (et ce qu’ils n’enseigneront pas), ils portent un jugement sur le passé. Lorsque nous portons un jugement éthique sur les bévues du passé, il est important de comprendre qu’elles se sont produites avant, durant ou après un événement historique. Il faut aussi connaître les normes sociales, politiques, culturelles et éthiques qui existaient à l’époque; les circonstances, contraintes et options qui ont motivé ou limité les actions des gens dans le passé; ainsi que les valeurs, croyances, attitudes et cadres intellectuelles de différentes personnes par rapport à ce qu’elles considéraient être un comportement éthique. (Gibson et al., 2022).

8 Renseignements historiques = preuves historiques

Par preuves historiques, on entend les conclusions pertinentes et crédibles tirées à partir des sources primaires et secondaires utilisées pour répondre à une question sur le passé. Les renseignements historiques deviennent des preuves lorsqu’ils sont utilisés pour répondre à une question historique. Lorsque les élèves énumèrent des dates ou se rappellent des faits, ils présentent des renseignements, et non des preuves. Les renseignements historiques deviennent des éléments de preuve lorsque les élèves les interprètent pour fournir une conclusion ou une explication ou pour poser un jugement. Par exemple, l’énoncé suivant : « Le gouvernement canadien a prélevé 23 millions de dollars en impôts de capitation auprès d’environ 81 000 immigrants chinois » constitue des renseignements historiques. L’énoncé devient une preuve lorsqu’il est utilisé pour arriver à une conclusion ou former un argument. Lorsqu’on affirme, par exemple, que les descendants d’immigrants chinois méritent d’être dédommagés par le gouvernement canadien, car 23 millions de dollars d’impôts de capitation ont été prélevés de leurs ancêtres, le dernier énoncé est un élément de preuve.

9 Les sources primaires sont plus utiles que les sources secondaires dans l’enseignement de la pensée historique.

Les sources primaires sont originales ou de première main en termes de temps et d’accès au sujet historique qui fait l’objet de l’enquête. Les sources secondaires sont des sources de seconde main qui sont produites à partir de preuves tirées d’autres sources primaires ou secondaires. Nous pouvons déterminer si une source est primaire ou secondaire en fonction de la question qui est posée. Une statue ou une plaque au sujet d’un événement historique est une source secondaire si la question qu’on se pose porte sur ce qui s’est passé durant une bataille, mais une source primaire si on se pose des questions sur ce que les personnes qui ont créé la statue pensaient au sujet de l’événement historique. Durant mes ateliers de perfectionnement professionnel, je demande souvent aux enseignantes et enseignants si les sources primaires sont plus utiles que les sources secondaires en ce qui a trait à la pensée historique. Dans la plupart des cas, les personnes présentes sont d’avis que les sources primaires sont plus utiles, car elles ont été créées durant la période et près de l’endroit où a eu lieu l’événement à l’étude. Parfois, les participantes et participants répondent qu’aucune source n’est plus utile que l’autre ou que les deux types de sources ont la même importance. Ce sont aussi deux bonnes réponses. On doit examiner et analyser minutieusement les sources primaires et secondaires requises dans le contexte de la question historique et de l’objet de notre enquête. En ce sens, aucune source n’est fondamentalement plus utile qu’une autre. Alternativement, les deux types de sources sont utiles, car pour répondre à une question de recherche historique, nous devons analyser les sources primaires, ainsi que la façon dont les sources secondaires sont interprétées et les récits qui en découlent.

10 Lorsqu’on enseigne l’analyse des sources primaires et secondaires aux élèves, on doit déterminer si la source est biaisée ou non.

L’analyse du biais des sources primaires et secondaires présente deux principaux problèmes. D’abord, « biais » est souvent synonyme de « point de vue », « perspective » et « opinion ». Le biais se définit comme étant un préjugé en faveur ou contre une chose, une personne ou un groupe. La perspective représente notre attitude particulière vis-à-vis une chose ou notre façon de l’envisager, tandis que notre point de vue est la position à partir de laquelle on considère ou évalue cette chose. Les opinions des gens sont façonnées par leur vision du monde, leurs perspectives, croyances, attitudes et valeurs. Ce ne sont pas des biais, à moins qu’il existe aussi des préjugés négatifs ou positifs envers l’objet à l’étude. Le fait d’avoir des opinions ne signifie pas qu’on est biaisé, à moins que les preuves soient considérées injustement ou que certaines perspectives ou opinions soient écartées. La seconde problématique qui se présente lorsqu’on demande aux élèves d’analyser le biais des preuves est que cette démarche nuit à leur capacité de pensée historiquement, 8en ce sens que ça permet de croire qu’il existe des sources non biaisées, et que les sources biaisées doivent être évitées à tout prix. Dans de nombreux cas, les sources les plus biaisées sont souvent les plus intéressantes et utiles, car elles offrent un aperçu des attitudes, croyances et visions du monde des gens qui les ont créées. En outre, il est souvent insensé de demander aux élèves d’identifier le biais de certains types de sources primaires. Par exemple, on ne peut pas poser la question à savoir si certaines traces de sources primaires, des vestiges du passé qui n’ont pas été créés pour décrire ou expliquer le passé, comme les reliques naturelles (fossiles, arbres culturellement modifiés, etc.) ou certains documents ou artéfacts (outils, horaires de train, etc.) sont biaisés. Au lieu d’enseigner aux élèves à identifier le biais, il est plus utile de les inviter à trouver et contextualiser des sources afin de tirer des conclusions sur les personnes qui les ont créées.

Dans cet article, j’ai voulu partager certaines des fausses idées que j’ai entendues au fil des 20 dernières années que j’ai passées à travailler avec les concepts de la pensée historique. J’espère que les enseignantes et enseignants comprendront mieux la pensée historique et qu’ils éviteront ainsi de commettre certaines des erreurs que j’ai commises. Si vous connaissez d’autres idées erronées à ce sujet, veuillez m’en faire part par courriel (lindsay.gibson@ubc.ca) ou sur Twitter (@ ls_gibson).

Bibliography

(En anglais seulement)

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