Le fil Twitter de « Black Lives Matter » et le présentisme

Heather Murray

Département d’histoire, Université d’Ottawa, Ottawa, Canada • Tiré de Detours, vol 2, no 1 (2021) BCSSTA

Mes étudiants se méfient du présentisme. Ils cherchent une règle pour déterminer quand les événements peuvent être considérés comme faisant partie de l’histoire – il y a vingt ans? Plus que ça encore? Ils craignent que je leur enseigne secrètement la sociologie ou les sciences politiques. Ils semblent ne pas vouloir salir le passé avec le présent et pensent généralement qu’il est plus profond et imaginatif d’étudier l’histoire ancienne que l’histoire contemporaine. Quelques-uns m’ont dit que nous ne devrions pas essayer de faire en sorte que l’histoire parle de « nous » ou de la rendre égocentrique. Certains m’ont aussi dit qu’ils auraient 

Mes étudiants se méfient du présentisme. Ils cherchent une règle pour déterminer quand les événements peuvent être considérés comme faisant partie de l’histoire – il y a vingt ans? Plus que ça encore? Ils craignent que je leur enseigne secrètement la sociologie ou les sciences politiques. Ils semblent ne pas vouloir salir le passé avec le présent et pensent généralement qu’il est plus profond et imaginatif d’étudier l’histoire ancienne que l’histoire contemporaine. Quelques-uns m’ont dit que nous ne devrions pas essayer de faire en sorte que l’histoire parle de « nous » ou de la rendre égocentrique. Certains m’ont aussi dit qu’ils auraient aimé que j’intitule le cours sur Black Lives Matter « Histoire des droits civiques des Noirs, du mouvement anti-lynchage à aujourd’hui », afin qu’il paraisse moins contemporain, moins chargé politiquement. Ils ont problématisé l’idée d’objectivité dans les cours de méthodologie historique, et pourtant ils tiennent à une certaine objectivité, et sont circonspects quant aux passions politiques qui envahissent la salle de classe.

aimé que j’intitule le cours sur Black Lives Matter « Histoire des droits civiques des Noirs, du mouvement anti-lynchage à aujourd’hui », afin qu’il paraisse moins contemporain, moins chargé politiquement. Ils ont problématisé l’idée d’objectivité dans les cours de méthodologie historique, et pourtant ils tiennent à une certaine objectivité, et sont circonspects quant aux passions politiques qui envahissent la salle de classe.

J’essaie de canaliser toutes leurs préoccupations en tant que forces analytiques dans la classe en leur demandant de réfléchir consciemment aux limites et aux inspirations de l’histoire contemporaine. Je mentionne l’idée de la critique littéraire Rita Felski selon laquelle la reconnaissance de soi peut causer un choc et du désarroi, plutôt que nous mener à une affirmation ou une intégration facile du moi.¹ Nous discutons des ruptures et des suites, et des « idoles des origines », y compris de la tendance à considérer tous les mouvements sociaux noirs comme des ramifications – souvent inadéquates – émanant de la pression morale des droits civiques des Noirs dans les années 1950 et 1960. Nous discutons du slogan « Black Lives Matter » et de sa signification au fil du temps, et du contraste dramatique apparent avec les mouvements du Black Power dans les années 1970, qui étaient sans doute plus porteurs de pouvoir. Nous parlons aussi de la nature des comparaisons transhistoriques, notamment en ce qui concerne la violence raciale, les organes racialisés, la politisation de la criminalité et de l’incarcération et le concept relativement contemporain d’intersectionnalité.

Ils sont assez vieux pour sentir que leur vie devient historique. Je leur demande de réfléchir à l’énoncé d’Henry Rousso, à savoir que sauf dans le cas de transitions violentes – une guerre ou une révolution – nous passons d’une époque à une autre sans en faire immédiatement le bilan, sans avoir réalisé qu’une génération s’est progressivement éteinte et qu’une autre l’a remplacée.² L’histoire contemporaine pourrait leur permettre d’être plus conscients de la façon dont les acteurs historiques perçoivent le temps en raison de l’accent mis sur les changements idéologiques et émotionnels subtils au fur et à mesure qu’ils sont vécus.

La source était le fil Twitter de Black Lives Matter. Je voulais faire quelque chose avec les médias sociaux, car la question de l’activisme virtuel par rapport à l’activisme en personne se profilait à l’arrière-plan d’un grand nombre de nos discussions. Les étudiants ont été invités à sélectionner un gazouillis, ainsi que les réponses à ce gazouillis qu’ils trouvaient convaincantes et à les analyser dans le cadre d’une courte présentation. Je leur ai demandé de considérer le fil Twitter comme une sorte de source primaire anticipée et d’évaluer ce que ce corpus d’expression culturelle et politique pourrait révéler aux archivistes du moment présent ou aux historiens du passé très récent.

Mes étudiants ont surtout utilisé les gazouillis comme des tremplins pour discuter des thèmes plus vastes du cours. Un étudiant a trouvé des photos de la manifestation de Black Lives Matter contre des policiers défilant en uniforme et portant des armes à feu dans le cadre de la parade de la Fierté gaie à Toronto en 2017. Cet étudiant a abordé l’idée de l’intersectionnalité et a lancé une discussion sur la perception des divertissements apolitiques et des espaces consuméristes par rapport aux espaces d’activisme politique, et sur la façon dont les impératifs politiques des marches Fierté ont évolué au fil du temps. Une autre étudiante a trouvé une publicité pour une fête de quartier Black Lives Matter. Elle voulait explorer le mouvement sous l’angle de la joie plutôt que du chagrin, relançant ainsi une discussion plus large en salle de classe sur les émotions qui animent les mouvements sociaux. Elle s’est également demandé si de telles célébrations pouvaient être un moyen de reconquérir le quartier entaché par des fusillades policières. Un autre étudiant a montré un gazouillis annonçant l’inauguration de la statue de l’intellectuel et activiste afro-américain Octavio Catto à l’extérieur de Philadelphie. La publication comprenait une méditation sur ce que signifierait la commémoration d’une figure historique noire dans l’espace public, reliant ce sujet à nos conversations sur le sens de l’histoire qui a enflammé Black Lives Matter et l’impératif de détruire les monuments confédérés.

Ils ont fait un excellent travail à relier les gazouillis aux thèmes du cours. Ils ont aussi fait quelques comparaisons transhistoriques intéressantes. Mais j’aurais aimé les voir réfléchir davantage au concept des gazouillis comme documents de source primaire, à la façon dont ils peuvent constituer un défi par rapport aux documents plus « traditionnels », à la question de savoir s’il s’agit simplement de sources transitoires et aux dilemmes qu’ils posent en matière de préservation historique. J’aurais également souhaité qu’ils posent des questions sur les gazouillis comme ils l’auraient fait pour n’importe quelle autre source historique : Que savons-nous sur les producteurs de ces documents? Qui est le public et quel est le mode d’adresse? S’agit-il d’une version crédible, copiée ou modifiée? Et qu’est-ce que cela peut signifier dans ce contexte (certains élèves soupçonnaient que certaines des réponses suprémacistes blanches sur le fil provenaient de robots russes)? Il serait également intéressant d’analyser davantage le langage et la nature du genre, que ce soit dans les annonces, les photographies ou la poésie.

Il s’agissait sûrement de trop de niveaux d’analyse de leur demander d’établir des liens thématiques et des comparaisons transhistoriques, puis de s’attendre à ce qu’ils réfléchissent à la nature de la source primaire. C’est là ma propre lacune dans la conception de ce travail. Néanmoins, je trouve intriguant que « l’anglais » en tant que matière se soit préoccupé, au cours des dix dernières années, de la façon dont les lecteurs ordinaires et les critiques littéraires lisent la littérature et qu’il n’y ait pas eu cette même discussion soutenue parmi les historiens sur la lecture des sources primaires.³ Il semblerait qu’un colloque sur l’histoire contemporaine pourrait être un lieu propice à ce genre de réflexion, parce que les sources ne sont pas évidentes et qu’elles n’ont pas encore été abordées ou digérées par lecteurs généraux ou par les historiens professionnels.

Réflexions finales

J’ai rédigé cet article en 2018 sur mes expériences en enseignement en 2017. Je suppose que la teneur de ce projet et la façon dont il est reçu seraient très différentes aujourd’hui, en particulier à la lumière du meurtre de George Floyd en 2020 (parmi d’autres meurtres de personnes noires). Ces événements soulignent avec une clarté douloureuse les façons dont l’histoire du présent raciste se confond avec l’histoire de son passé et ajoutent une urgence renouvelée à leur étude.

1 Rita Felski, The Uses of Literature(New York: Blackwell, 2008), 39.
2 Henry Rousso, The LatestCatastrophe: History, the Present, the Contemporary(Chicago: University of Chicago Press, 2016), 97.
3 Voir le numéro spécial de Representations intitulé « The Way We Read Now », vol. 108, no 1 (automne 2009); Michael Warner, « Uncritical Reading », p.13-38 dans Jane Gallop, ed., Polemic: Critical or Uncritical (New York : Routledge, 2004); Elizabeth S. Anker et Rita Felski, eds. Critique and Postcritique (Durham : Duke University Press, 2017).