Les gardiens de la démocratie :
répercussions de la censure de livres sur l’enseignement des sciences sociales
Alors que les enseignantes et enseignants de l’Alberta concentrent à juste titre leurs efforts sur leur mouvement de grève qui se poursuit, la récente tentative (bien que retirée depuis) du gouvernement provincial de retirer certains livres des bibliothèques scolaires illustre une tendance plus large qui dépasse les frontières de la province. Le Réseau pour l’enseignement des sciences sociales du Canada (RESSC) demeure profondément préoccupé par ces mesures croissantes visant à restreindre ce qu’il est permis d’enseigner et de lire dans les salles de classe canadiennes.
Dans les cours de sciences sociales, les élèves du Canada étudient les personnes, leurs relations avec les autres et leur rapport au monde qui les entoure. Cette discipline contribue mieux que toute autre au développement des compétences et des connaissances nécessaires pour devenir des membres informés, responsables et engagés de la société. Elle favorise la pensée critique et la recherche en incitant les élèves à poser des questions difficiles, à analyser plusieurs points de vue et à participer à des discussions ouvertes sur des sujets controversés. Ce faisant, les élèves apprennent à devenir de meilleurs citoyens et citoyennes en confrontant les injustices historiques et contemporaines et en contribuant à bâtir une société plus juste et inclusive.
Bon nombre des livres visés par ces interdictions mettent en lumière les voix déjà marginalisées de personnes 2SLGBTQ+. Ces retraits envoient un message glaçant aux élèves qui voient leurs identités, leurs familles ou leur histoire effacées des salles de classe et des bibliothèques, ce qui mine leur sentiment de sécurité, d’appartenance et de dignité à l’école.
En cherchant à interdire certains livres dans les bibliothèques scolaires, le gouvernement de l’Alberta s’est inspiré du mouvement des « droits parentaux ». Ce courant a gagné du terrain un peu partout en Amérique du Nord, particulièrement aux États-Unis, où des groupes comme Moms for Liberty exercent une influence considérable sur les politiques éducatives qui marginalisent les communautés racisées et 2SLGBTQ+. Le Canada n’est pas à l’abri : dans l’ensemble du pays, les gouvernements provinciaux, les conseils scolaires et les districts scolaires subissent des pressions de groupes comme Action4Canada et Parents for Choice in Education pour adopter des approches similaires.
Bien que ces initiatives soient généralement présentées comme une façon de « protéger les enfants », elles dissimulent souvent des tentatives plus profondes de réprimer la diversité des identités et des perspectives, notamment celles liées au genre et à la diversité sexuelle. Il est important de rappeler que la notion de « droits parentaux » n’est pas explicitement reconnue dans la Charte canadienne des droits et libertés ni dans les droits de la personne du Canada, alors que les droits des enfants sont clairement protégés par la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant ratifiée par le Canada (Ganshorn, 2024).
Le RESSC reconnaît le rôle essentiel des parents dans l’orientation de l’éducation de leurs enfants. Cependant, il est crucial de défendre les valeurs fondamentales d’une société démocratique qui constituent le cœur même de toute éducation en sciences sociales de qualité : la liberté de pensée, l’accès à une diversité de points de vue et le développement de l’esprit critique.
L’enseignement des sciences sociales n’est jamais neutre. Il vise à outiller les élèves pour comprendre des histoires, des cultures et des régimes de pouvoir complexes. Le retrait sélectif de livres — notamment ceux qui relatent des expériences vécues — sous prétexte de « droits parentaux » ou d’un flou autour de « contenus à caractère sexuel explicite » risque d’aseptiser l’enseignement. Cette approche limite la capacité des élèves à devenir des citoyennes et citoyens informés, empathiques et engagés, soit le principal objectif de l’éducation dans une démocratie.
Ces politiques compromettent non seulement la qualité de l’enseignement, mais elles sapent aussi l’expertise professionnelle des enseignantes et enseignants et des bibliothécaires scolaires qui suivent déjà des procédures d’évaluation rigoureuses pour s’assurer que les ressources sont adaptées au développement des élèves et sont pertinentes sur le plan pédagogique. En interférant avec leur jugement professionnel, on crée un dangereux précédent et politise un processus qui devrait demeurer fondé sur des preuves et centré sur les besoins des élèves.
De plus, si la censure de livres devient normalisée, elle ouvre la porte à une ingérence politique plus vaste en éducation, où tout sujet remettant en question les points de vue dominants pourrait être censuré. Il s’agit d’une menace fondamentale à la liberté académique, à l’exactitude historique et à l’apprentissage démocratique.
Nous devons veiller à ce que l’ensemble des élèves, quels que soient leur origine et leur parcours, aient accès à des ressources qui reflètent toute la diversité de la société canadienne et du monde.
À la lumière du nouveau projet de loi du gouvernement de l’Alberta visant à restreindre les droits des élèves transgenres, et appuyé par l’intention déclarée de recourir à la clause dérogatoire, l’urgence de défendre une éducation inclusive et démocratique devient encore plus évidente. Ces mesures s’inscrivent dans un mouvement plus large visant à limiter les identités, les perspectives et les connaissances dans les écoles, et elles accentuent nos préoccupations pour le bien-être des élèves et des éducateurs/éducatrices partout au pays.
Le RESSC appuie fermement l’autonomie des enseignant·e·s et des bibliothécaires scolaires dans l’exercice du travail pour lequel ils et elles ont été formés et auquel ils et elles se sont dévoués. À un moment où des gouvernements provinciaux sont prêts à restreindre les droits des élèves et à utiliser des mesures extraordinaires telles que la clause dérogatoire, les élèves du Canada méritent rien de moins qu’une éducation pleinement inclusive et véritablement démocratique.
