Développer la pensée critique des élèves du primaire par l’enseignement des questions scientifiquement et socialement vives.
Hans Boulay
Enseignant au primaire depuis 5 ans, j’ai obtenu mon baccalauréat en éducation préscolaire et en enseignement primaire et ma maîtrise à l’UQAC. Celle-ci porte sur le développement de la pensée critique par l’enseignement des sciences, de l’histoire et de la géographie à travers des questions scientifiquement et socialement vives.

Introduction
Avec la production de pétrole et de gaz naturel en pleine croissance au Canada et aux États-Unis depuis le début du XXe siècle, le transport des hydrocarbures est devenu un sujet abondamment traité par les médias du pays. Développé dans le cadre d’un mémoire de recherche (Boulay, 2023), le projet interdisciplinaire « Des trajets renversants ! a été réalisé avec des élèves de 3e cycle du primaire dans une école de Laval avec l’objectif de développer leur pensée critique en abordant cette question scientifiquement et socialement vive (QSSV).
Les questions scientifiquement et socialement vives
Le transport des hydrocarbures étant un sujet d’actualité controversé sur les plans politique, social et scientifique, ce savoir peut être associé à une QSSV, ce qui amène l’enseignant et l’élève à traiter ce type de savoir avec une posture critique (Alpe et Barthes, 2013). Les QSSV servent de questionnement initial à une situation problématique complexe demandant l’élaboration de liens interdisciplinaires entre les sciences de la nature et les sciences humaines et sociales (Legardez et Simonneaux, 2006). Pour répondre à la QSSV, il faudra porter un jugement critique basé sur des critères établis. Bien que ces tâches soient difficiles cognitivement, les élèves du 3e cycle du primaire sont en mesure de les réaliser avec l’aide de l’enseignant (Dion-Routhier, 2018).
La démarche d’investigation interdisciplinaire
Pour répondre à une QSSV, il faut mobiliser des savoirs associées à la science, à la technologie et à l’univers social. Toutefois, pour construire ces savoirs, ces disciplines mettent en place différentes démarches d’investigation, soit la démarche d’investigation scientifique (Cariou, 2015) et la démarche d’enquête géographique (Duquette, 2016). Or, ces deux types de démarche disciplinaire se basent essentiellement sur le même modèle : déterminer un problème, formuler une question ou une hypothèse, planifier et réaliser l’investigation, et proposer des explications ou des solutions. Ainsi, les élèves devront s’engager dans une démarche d’investigation interdisciplinaire comprenant ces quatre phases.
Phase de problématisation
Le projet commence par la présentation de trois vidéos illustrant la problématique associée au transport du pétrole. Ensuite, pour se familiariser avec les concepts d’énergie fossile et de pétrole, les élèves sont amenés à dessiner un schéma représentant les 4 phases de la production du pétrole (Image 1). Ces savoirs pourront être réinvestis pour répondre à la QSSV.
Avant de proposer la QSSV aux élèves, deux reportages sur le transport du pétrole par oléoduc et par bateau leur sont présentés. Ensuite, une discussion a été ouverte en lien avec les deux reportage pour aboutir à la formulation de la QSSV suivante : « La construction d’un oléoduc entre Montréal et Lévis serait-elle une alternative au transport par bateau sur le fleuve St-Laurent? ».
À partir de la QSSV, les élèves sont amenés à concevoir une carte conceptuelle comprenant tous les éléments à prendre en compte pour répondre à la QSSV (Image 2).
Une fois les schémas terminés, les élèves sont invités à venir au tableau pour écrire leurs réponses sur un papier. En grand groupe, ces réponses ont été classées pour faire ressortir trois pistes d’enquête, soit la sécurité pour l’environnement, la sécurité pour l’humain et l’économie. Ces trois pistes d’enquête serviront à guider les élèves dans leur recherche d’informations.

Image 1 : Schéma représentant les étapes de la production du pétrole.

Image 2 : Schéma conceptuelle illustrant la QSSV et ses pistes d’enquêtes

Image 3 : Hypothèse d’un élève en lien avec la QSSV.

Image 4 : Capture d’écran de la carte sur Cartograf.

Image 5 : Tableau comparatif en lien avec l’analyse de la carte.

Image 6 : Exemple de prototype planifié par les élèves.
Phase de réalisation
Après avoir identifié les pistes d’enquête, les élèves sont invités à formuler une hypothèse en lien avec la QSSV et à la justifier (Image 3).
En ce qui concerne la planification de l’investigation, trois étapes ont été identifiées par la classe, soit rechercher des informations pour les trois catégories, analyser le trajet de l’oléoduc à l’aide d’une carte et simuler un déversement de pétrole pour en voir les conséquences. L’enseignant prépare un journal de bord pour aider les élèves à noter les informations trouvées à chaque étape du projet.
Après un enseignement de la technique des 3QPOC (Mottet, 2021), les élèves sont regroupés en équipes d’experts. Ils cherchent et lisent des articles sur internet pour trouver des informations sur la piste d’enquête qui leur est assignée. Ils notent ces informations sur le schéma conceptuel sur le tableau de la classe et dans leur journal de bord. Incapable de cibler les différents acteurs impliqués dans le projet d’oléoduc, l’exercice a été fait en grand groupe en utilisant un texte de TransCanada (2011) et un du collectif Coule pas chez nous (2013).
À l’aide du logiciel Cartograf sur le site RÉCITUS, les élèves analysent le trajet de l’oléoduc sur une carte géographique en identifiant les milieux humains et naturels qu’il traverse (Image 4). La carte comprend des informations sur le trajet que les élèves pourront ajouter à leurs notes. Ils peuvent également avoir des images satellites qui faciliteront grandement leur travail. Les élèves doivent écrire leurs observations sur le tableau comparatif dans leur journal de bord (Image 5).
Comme dernière étape de l’investigation, les élèves ont décidé de faire une simulation d’un déversement de pétrole. Les élèves conçoivent des prototypes d’oléoduc traversant un sol sableux, argileux et terreux en utilisant des tuyaux transparents, des plats en plastique transparent et des pailles.
Une équipe plus avancé s’occupe de simuler un déversement de pétrole dans une rivière en utilisant une glacière. Les élèves notent leur résultat dans le journal de bord et ils identifient le type de sol à privilégier pour limiter les conséquences d’un déversement de pétrole (Image 6).
Phase de conceptualisation
Finalement, les élèves ont rédigé un texte d’opinion et ils ont participé à un débat. C’est principalement durant cette phase qu’est évaluée l’habileté des élèves à mobiliser leur pensée critique. Cette évaluation se fera en utilisant une grille d’analyse portant sur les 5 dimensions de la pensée critique :
- Les connaissances;
- Les stratégies et habiletés;
- L’attitude des élèves;
- Le respect des critères de jugement (trois pistes d’enquête);
- Compréhension du vocabulaire propre à la pensée critique.
Il est important de spécifier que la QSSV a été modifiée à ce stade-ci du projet. La QSSV leur semblait trop abstraites et ils avaient de la difficulté à y répondre. Elle a été reformulée ainsi : « Es-tu pour ou contre la construction d’un oléoduc traversant le quartier Sainte-Dorothée? ». En faisant de la QSSV un enjeu local, les élèves ont eu plus de facilité à construire des arguments pour le débat et le texte d’opinion (Sgard et al., 2017).
Pour le texte d’opinion, les élèves ont fait l’évaluation du trajet en se basant sur les données recueillies à chaque étape du projet. Pour ce qui est du débat, les élèves ont formé des équipes de deux en fonction de leur position sur la QSSV. Pour chaque débat, deux équipes au position opposée s’affrontaient en respectant les règles décidées en grand groupe. La majorité des élèves ont aimé leur expérience et ils ont fait preuve d’une belle écoute et d’une surprenante ouverture d’esprit.
QSSV et développement de la pensée critique
L’analyse des données du projet a fait ressortir plusieurs constats en lien avec la pensée critique. Tout d’abord, les élèves utilisent presque exclusivement les informations qu’ils ont trouvées sur le web. Pourtant, ceux-ci ont bien réussi les activités sur l’analyse du trajet et la simulation du déversement. On constate que les élèves semblent accorder une importance accrue aux connaissances trouvées sur internet plutôt qu’à celles construites en classe. Or, on constate également que la critique de sources d’information, ainsi que la sélection et l’organisation des informations trouvées représentent un défi pour une majorité d’élèves. Il serait important de leur offrir un enseignement explicite et un accompagnement approprié dans la réalisation de ces tâches en modélisant davantage l’utilisation des outils de recherche sur le web. Un autre constat est la difficulté pour les élèves à différencier leur opinion d’un fait lors des débats. Toutefois, cette différenciation ne leur a pas été enseignée explicitement, ce qui peut expliquer ce résultat.
Sur une note positive, six élèves ont réussi à mobiliser quatre des cinq dimensions de la pensée critique durant le projet. En considérant que les dimensions de la pensée critique n’ont jamais été enseignées explicitement aux élèves et que cette forme de pensée s’apprend et se développe dans le temps, il serait intéressant de reproduire ce type de projet, axé sur l’étude d’une QSSV, avec des élèves du primaire ayant reçu un enseignement explicite de la pensée critique et l’ayant exercé sur une plus longue période pour étudier le niveau de développement atteint par ceux-ci.
Conclusion
Pour conclure, la réalisation de ce projet interdisciplinaire montre que les élèves ont besoin de temps et d’accompagnement pour développer leur pensée critique et les dimensions qui la composent. Certains élèves de cette recherche ayant montré des manifestations encourageantes, une étude portant sur des productions d’élèves du primaire recevant un enseignement systématique de la pensée critique permettrait de mieux cibler les situations d’apprentissage et d’enseignement qui en soutiennent le développement.