Le changement climatique change tout et les enquêtes pourraient en faire autan
Brittany Fraser
Brittany Fraser est enseignante à l’école primaire de la division scolaire River East Transcona. Elle est actuellement à la maîtrise en Éducation à l’Université du Manitoba.
Le changement climatique change tout. Et pour une très courte période, la nature de ce changement dépend encore de nous. » [traduction]
—Klein, 2014, p. 76
L’éducation peut jouer un rôle important dans la lutte contre la crise climatique. Cependant, les approches actuelles à l’enseignement de cet enjeu sont souvent superficielles et ne parviennent généralement pas à inspirer l’action et le changement. Dans leur quête de justice climatique et d’un avenir plus équitable et durable, les éducateurs et éducatrices doivent approfondir leur propre compréhension de la crise climatique et laisser la place en salle de classe au dialogue critique, à l’exploration et à l’activisme menés par les élèves grâce à un apprentissage basé sur l’enquête.
Approches actuelles à la crise climatique
Les approches actuelles et les solutions proposées pour faire face à la crise climatique, tant dans les écoles que dans la société en général, ont tendance à se concentrer sur des mesures personnelles, comme l’élimination responsable des déchets ou l’adoption d’habitudes de consommation plus « écologiques ». Le recyclage et la réutilisation font partie des exemples les plus populaires de solutions individuelles au changement climatique mises en œuvre dans les écoles aujourd’hui. Or, ces approches sont des mesures à faible effort qui nous donnent un sentiment d;avoir fait une bonne action sans pour autant faire une grande différence (Goldman et al., 2021); elles ignorent également le « R » le plus important, à savoir la réduction de la consommation. L’accent mis sur les initiatives de recyclage dans les écoles renforce la culture de la consommation et détourne l’attention de la nécessité croissante de réduire la production et la consommation à grande échelle. Motivées par le profit, la production et la consommation de masse ont pour objectif de répondre aux besoins du système, même si l’environnement et la santé humaine en souffrent (Bell, 2015). La nature et les populations vulnérables sont alors exploitées sous forme de l’extraction non durable, de l’augmentation des émissions, du traitement irresponsable des déchets, de l’octroi disproportionné des fonds et de déplacements forcés. Lorsque les solutions au changement climatique reposent essentiellement sur des mesures personnelles, elles n’ont qu’un effet minime sur la planète et ne s’attaquent pas aux conditions systémiques qui perpétuent l’injustice climatique. De plus, cette approche individualisée sert à détourner l’attention des mesures gouvernementales, commerciales et systémiques nécessaires à la lutte contre la crise climatique.
Le néolibéralisme met l’accent sur l’efficacité, la concurrence et la croissance économique, ainsi que sur la valeur du marché libre qui favorise la privatisation, l’intervention minimale de l’État et la réduction des dépenses gouvernementales sur les services publics et sociaux, ce qui a pour effet d’obliger les particuliers à subvenir à leurs propres besoins et à améliorer l’environnement par eux-mêmes (Hursh et al., 2015). Par exemple, la promotion de produits et de pratiques « écologiques » auprès des consommateurs, tout comme les initiatives de recyclage, continue de justifier le consumérisme et d’encourager les grandes entreprises à continuer à produire en masse tant que ce sont les consommateurs qui se débarrassent de leurs déchets de façon « responsable ». En outre, l’augmentation de la production accroît également l’extraction et la consommation de combustibles fossiles dont les émissions nocives sont connues pour être l’une des principales causes du changement climatique constant.
En outre, les effets néfastes du changement climatique, comme l’augmentation des températures et des niveaux de mer, ont eu un effet disproportionné sur les populations mal desservies et les communautés marginalisées en raison de l’iniquité de la distribution des fonds, d’un manque de ressources et de déplacements forcés (Faber & Schlegel, 2017).
Le néolibéralisme part du principe que le marché, motivé par la rentabilité, peut prendre toutes les décisions, y compris celles concernant la crise climatique (Hursh et al., 2015), ce qui détourne la responsabilité vers les consommateurs d’adapter leur propre mode de vie en conséquence. Cependant, ces approches néolibérales individualistes n’ont pas seulement échoué à traiter adéquatement les questions environnementales comme la réduction de la pollution et des émissions de carbone, mais continuent de perpétuer et d’exacerber la crise climatique en raison de la demande constante du marché de prendre de l’ampleur et de réaliser des profits. La façon dont les entreprises transforment souvent les problèmes environnementaux en « occasions d’entrepreneuriat et d’innovation technologique, plutôt qu’en une refonte politique et culturelle systématique de nos relations avec l’environnement » [traduction] (Hursh et al., 2015, p. 308) en est la preuve. Lorsque l’objectif principal est le profit, les solutions de rechange à la crise climatique, comme la réduction de la consommation, la régulation de la production, l’interdiction des pratiques environnementales nocives et la redistribution des richesses, sont considérées comme étant naïves et préjudiciables au marché néolibéral (Bell, 2015; Tuck, 2014). Lorsque les besoins de notre société de plus en plus néolibérale l’emportent sur les besoins et le bien-être de l’humanité et de l’environnement, comment de véritables changements peuvent-ils être mis en œuvre? En inspirant le changement par l’enquête [le changement climatique], nous sonnons l’alarme pour la civilisation. Il s’agit d’un message puissant, exprimé dans le langage des incendies, des inondations, des sécheresses et des extinctions. Ils nous disent que nous devons évoluer.
Lorsque les solutions à la crise climatique reposent largement sur la responsabilité individuelle et ne sont discutées qu’à travers le prisme du capitalisme néolibéral, nous ne parvenons pas à critiquer et à transformer les systèmes qui exacerbent l’injustice climatique. En revanche, si nous critiquons ouvertement ces approches actuelles en invitant les élèves à s’interroger, à explorer, à réfléchir et à agir contre les systèmes et les structures qui perpétuent ces problèmes, il existe alors un potentiel d’émancipation qui permet d’opérer un véritable changement. Plus précisément, il existe un immense potentiel de changement par l’intermédiaire de l’enquête.
L’approche freirienne à l’apprentissage fondé sur l’enquête, inspirée de l’ouvrage phare de Paulo Freire La Pédagogie des opprimé.es (1968/2005), met l’accent sur l’éducation en tant que pratique de la liberté au moyen de processus de formulation de problèmes, de dialogue critique, de prise de conscience, de catégorisation du monde et de pratique. Cette approche à l’enquête incite les élèves à voir le monde à travers une lentille critique afin de reconnaître et de nommer les inégalités et les injustices environnementales qui existent, et ce, dans le but de se transformer, de transformer les autres et, en fin de compte, de transformer le monde. Pour transformer le monde, les élèves doivent d’abord être capables de le nommer (Freire, 1968/2005). Dans le cadre d’une enquête sur la justice climatique, il faudrait pouvoir nommer les injustices engendrées par le changement climatique, comme son effet disproportionné sur les communautés marginalisées, et leurs causes connexes. Cette démarche peut être facilitée par la pratique de la problématisation de Freire. La problématisation est un processus qui met l’accent sur la pensée critique et le dialogue en invitant les élèves à remettre en question les structures et les systèmes existants dans lesquels ils se trouvent. Alors que le néolibéralisme tente d’invisibiliser ces structures et systèmes sous-jacents, l’éducation au moyen de la problématisation s’efforce de découvrir et de perturber ces réalités. La formulation de problèmes et le dialogue critique sont des éléments clés de l’apprentissage fondé sur l’enquête qui posent des problèmes relatifs au monde réel, comme la crise climatique et son lien avec le capitalisme, pour que les élèves adoptent et explorent les problèmes de façon significative, pertinente, authentique et, en fin de compte, transformatrice.
Une fois identifiées, les élèves peuvent réfléchir à ces injustices climatiques et agir, ce qui conduit à la notion de praxis de Freire (1968/2005), ou au processus récursif d’action et de réflexion. En nommant et critiquant les idéologies et systèmes dominants, comme celui du néolibéralisme, les élèves peuvent commencer à critiquer les approches environnementales actuelles et à explorer des solutions de rechange. En fin de compte, « nous
voulons que les élèves se considèrent comme des diseurs de vérité et des acteurs du changement. Si nous demandons aux enfants de critiquer le monde, mais que nous ne les encourageons pas à agir, nos classes risquent de dégénérer en usines à cynisme. » (Au et al., 2007, p. xi).
Selon l’optique freirienne, le lien entre la réflexion et l’action est une partie essentielle de l’enquête qui est trop souvent omise, bâclée, escamotée ou appliquée de façon superficielle ou individualiste. S’inspirant des modes de connaissance et d’existence autochtones, l’enquête et l’action climatique transformatrice nécessitent une approche relationnelle qui met l’accent sur le rétablissement des liens humains par le respect, la pertinence, la responsabilité, la réciprocité et la révérence de la terre, du territoire, de la nature et des autres (Pidgeon, 2019). Pour y parvenir efficacement, les éducateurs et éducatrices doivent étendre la recherche au-delà de la salle de classe, à l’extérieur, dans la nature et la communauté. Grâce à ces actions et apprentissages collectifs centrés sur la responsabilité relationnelle, par opposition au fait de placer toute la responsabilité sur l’individu, les élèves et les communautés peuvent garder espoir et se donner les moyens d’agir en tant qu’auteurs de changements positifs. Les enseignantes et enseignants jouent un rôle essentiel en offrant aux élèves la possibilité de s’interroger et de militer. Par conséquent, nous devons rester informés de façon critique en développant une meilleure compréhension de la crise climatique actuelle et de ses causes. À partir de cette compréhension éclairée, une approche freirienne à l’apprentissage axé sur l’enquête, facilitée par et non pour les communautés, recèle un immense potentiel d’émancipation pour susciter l’espoir, inspirer l’action collective, déclencher la résistance politique et poursuivre la lutte contre le changement climatique au sein d’une société de plus en plus néolibérale.
Bibliographie
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Faber, D., & Schlegel, C. (2017). Give me shelter from the storm: Framing the climate refugee crisis in the context of neoliberal capitalism. Capitalism Nature Socialism, 28(3), 1-17. https://doi.org/10.1080/10455752.2017.1356494
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Hursh, D., Henderson, J., & Greenwood, D. (2015). Environmental education in a neoliberal climate. Environmental Education Research, 21(3), 299-318. https://doi.org/10.1080/ 13504622.2015.1018141
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Pidgeon, M. (2019). Moving between theory and practice within an Indigenous research paradigm. Qualitative Research, 19(4), 418-436. https://doi.org/10.1177%2F1 468794118781380
Tuck, E. (2014). Neoliberalism as nihilism? A commentary on educational accountability, teacher education, and school reform. Journal for Critical Education Policy
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