Le mythe de la neutralité en enseignement et la nécessité de favoriser le dialogue

Kevin Lopuck

Il n’a jamais été facile d’enseigner les sciences sociales. Or, l’enseignement des sciences sociales par les temps qui courent peut donner aux enseignants et enseignantes l’impression d’être constamment dans le noir. Les crises, la mort et la destruction dominent le cycle des nouvelles : la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le génocide à Gaza et la menace existentielle toujours présente du changement climatique ne sont que quelques-uns des problèmes qui trouvent principalement leur place dans les classes de sciences humaines et sur les épaules des personnes qui enseignent cette matière.

Pourtant, les enseignants et enseignantes de sciences sociales comprennent l’importance d’amorcer un dialogue sur ces questions, en particulier dans un contexte de clivage politique croissant au sein de la société. Nous savons que le dialogue peut encourager les élèves à considérer la complexité de ces problèmes et que la salle de classe est un espace où les élèves peuvent apprendre à vivre ensemble dans des sociétés diverses et démocratiques. C’est dans ces salles de classe que les élèves peuvent réfléchir et exprimer leurs opinions tout en apprenant à dialoguer et à délibérer avec d’autres personnes qui ne sont pas du même avis. Mais c’est aussi un lieu où les élèves peuvent travailler ensemble pour arriver à une compréhension commune et chercher des solutions qui visent le bien commun. Dans une société néolibérale qui met de plus en plus l’accent sur l’individualisme et où les concepts de communauté continuent de s’éroder, la classe dialogique est un lieu où l’espoir demeure.

Mais avant d’entamer le dialogue, les enseignants et enseignantes doivent comprendre le mythe de la salle de classe comme espace neutre et que la perpétuation de ce mythe a potentiellement contribué à ce que la société dans son ensemble ne soit pas en mesure d’avoir les conversations difficiles nécessaires au fonctionnement d’une société qui œuvre pour le bien commun. Les enseignants et enseignantes devraient faire preuve de ce que l’universitaire Thomas Kelly (1986) a appelé « l’impartialité engagée », c’est-à-dire qu’ils doivent motiver les élèves à partager leurs propres opinions tout en encourageant fortement l’échange d’une vaste gamme d’opinions différentes et le développement de leurs capacités de dialogue.

Les enseignants et enseignantes doivent également se demander ce qui rend un problème litigieux ou controversé et décider si ce problème devrait ou non faire l’objet d’une discussion. Zimmerman et Robertson (2017) affirment qu’il existe quatre critères qui font en sorte qu’une situation soit controversée :

  • Il doit exister différentes prises de position.
  • Des arguments raisonnables peuvent être avancés de part et d’autre de la prise de position par des personnes compétentes et bien informées.
  • Le différend est persistant et les parties s’y investissent émotionnellement.
  • La situation doit se concentrer sur des questions d’intérêt public, et pas seulement sur des positions prises par des universitaires, des scientifiques ou des spécialistes.

Si une situation répond aux quatre critères, elle peut être considérée comme très controversée. Toutefois, si les spécialistes sont d’accord, mais que le grand public ne l’est pas, l’enseignant ou l’enseignante devra faire preuve de prudence pour décider si le problème peut encore être débattu. Wayne Journell (2018) propose une série de questions que les enseignants doivent se poser lorsqu’ils prennent cette décision :

  • Le fait d’avoir cette discussion donnerait-il de la légitimité à une position infondée?
  • Les deux positions sont-elles étayées par des preuves?
  • Les spécialistes ont-ils déjà déterminé que cette question est close?
  • Est-ce que le fait d’entamer cette discussion va nuire aux élèves de ma classe?
  • Des opinions contraires sont exprimées, mais sont-elles contraires à la raison?
  • L’un ou l’autre point de vue porte-t-il atteinte aux valeurs publiques?

Étant donné la difficulté de ces décisions, il n’est pas étonnant qu’il existe de nombreux obstacles qui dissuadent souvent les enseignants et enseignantes d’entamer un dialogue conflictuel avec leurs élèves. Cet effet dissuasif est dû à divers contextes politiques, institutionnels et curriculaires. Il s’agit notamment du climat politique néolibéral actuel qui met l’accent sur les droits individuels, les droits parentaux et la marchandisation de l’éducation (par exemple, les évaluations à enjeux élevés, l’enseignement en fonction du test, l’obligation de couvrir l’intégralité du programme scolaire), mais aussi du contexte d’enseignement (l’âge des élèves, la communauté dans laquelle se trouve l’école, le statut professionnel de l’enseignant ou l’enseignante, l’école publique par rapport à l’école privée). Les enseignants et enseignantes doivent tenir compte de ces obstacles avant de décider de ce qu’ils veulent faire, mais ils doivent aussi se rendre compte que, même s’ils décident de ne pas amorcer le dialogue sur une question, ils prennent une décision politique. Décider de ne rien faire, c’est faire un choix politique, ce qui ne permet pas à un enseignant ou une enseignante de prétendre à la neutralité.

Avec la polarisation politique de plus en plus répandue et la pression continue des influences néolibérales, le rôle des enseignants et enseignantes de sciences sociales dans les salles de classe du secondaire devient plus important que jamais. Si l’objectif des cours de sciences sociales est de préparer nos élèves à vivre en tant que personnes qui participent activement à nos démocraties, il est essentiel que les enseignants et enseignantes permettent aux élèves de prendre part à des dialogues et à des débats difficiles. Ce faisant, nous les préparons mieux à la réalité de leur future participation démocratique.

Bibliographie

(En Anglais  seulement)

Journell, W. (2018). Should  marriage equality be taught as controversial post-Obergefell v. Hodges? Teachers College Record,120(8), 1–28. https://doi.org/10.1177/016146811812000805

Kelly, T. E. (1986). Discussing controversial issues: Four perspectives on the teacher’s role. Theory and Research in Social Education, 19(2), 113-138.

Zimmerman, J. & Robertson, E. (2017). The case for contention: Teaching controversial issues in American schools. The University of Chicago Press.