Mes défis face à l’évaluation

 

Kevin Lopuck est un enseignant de sciences sociales et directeur de département à la Lord Selkirk Regional Comprehensive School au Manitoba. Il est aussi un ancien président de la Manitoba Social Sciences Teachers’ Association et doctorant à l’Université du Manitoba.

Ce qui suit est un récit très cru et sincère de mes défis face à l’évaluation. En tant qu’enseignant avec plus de 20 ans d’expérience, je suis à l’aise de dire que je suis mal à l’aise avec mes pratiques d’évaluation. 

Pendant très longtemps, j’ai pensé que les tests étaient un véritable indicateur que mes élèves savaient ce que je voulais qu’ils sachent. Bien sûr, il y avait toutes sortes d’autres devoirs et projets, mais le « véritable » indicateur des connaissances d’un élève était le tout-puissant test ou examen de fin de module. C’est à ce moment-là que l’on découvrait vraiment si un élève savait ou non ce qu’il devait savoir! Pendant des années, dans mes cours d’histoire, je me faisais un point d’honneur d’organiser des séances de révision style « Jeopardy » avant les tests de fin de module et j’étais fier lorsque mes élèves restaient tard avant les examens pour participer à une séance d’étude pizza en utilisant ma fiche de révision des dates, termes et événements importants de l’examen. Mais tout cela a changé. 

Voici comment ma façon de voir l’évaluation a changé

D’un point de vue philosophique, je comprends maintenant qu’il existe de meilleures façons de savoir ou de mesurer ce qu’un élève sait. J’ai opéré des changements à quatre niveaux : 

1) Connaissances

En tant qu’enseignant de sciences sociales, je considère l’histoire comme une interprétation du passé. Ça ne signifie pas qu’il n’y a pas de vérité, mais simplement qu’il existe des interprétations variées et valables du passé. Les élèves doivent apprendre à évaluer les preuves et les différents points de vue afin de considérer leurs propres interprétations. Alors que ma précédente méthode d’évaluation exigeait que les élèves acceptent une seule interprétation du passé, je reconnais maintenant que je devrais évaluer la façon dont les élèves peuvent interpréter et utiliser les preuves. Je devrais évaluer la pensée historique plutôt que la mémorisation historique. 

2) Compréhension

Le monde change et les progrès technologiques signifient que nous n’avons plus nécessairement besoin de nous fier à la mémorisation par cœur, si tant est que nous l’ayons jamais fait. Après tout, la mémorisation n’est pas un indicateur de compréhension. Répéter un texte mémorisé n’est pas comprendre. Si quelqu’un peut oublier quelque chose en une semaine, c’est qu’il ne l’a jamais vraiment compris. Comprendre, c’est la capacité d’utiliser des renseignements historiques, de les mettre en relation avec d’autres événements et de reconnaître leur effet sur le contexte actuel. 

3) Compétences

Avant, je pensais que mon travail consistait uniquement à couvrir le contenu. Je devais m’assurer de couvrir le moindre détail du programme et faire en sorte que les élèves connaissent chaque nom, date, lieu et événement. Maintenant, en me concentrant sur le développement de compétences, comme celles associées aux concepts de la pensée historique et critique et à la capacité d’avoir des dialogues constructifs et démocratiques, je permets à mes élèves de mieux accéder au contenu, mais aussi de garder en tête la vue d’ensemble qui est si importante et les compétences qu’ils peuvent appliquer à d’autres contextes dans l’avenir. Après tout, le programme scolaire comprend des connaissances, des valeurs et des compétences. En nous concentrant uniquement sur les connaissances et le contenu, nous privilégions un seul élément du programme scolaire et nous ignorons que l’on peut assimiler du contenu tout en développant des compétences. 

4) Apprentissage

Je pensais auparavant qu’il était bon pour les élèves de se bourrer le crâne avant les quiz, les tests et les examens, que la mémorisation par cœur équivalait à un bon niveau scolaire. Aujourd’hui, je suis en total désaccord avec cette idée. Ces méthodes ne sont pas authentiques et ne sont pas révélatrices de l’apprentissage des élèves. Le stress causé par des tests aussi importants peut nuire au bien-être des élèves et ne crée pas les conditions nécessaires pour que les élèves démontrent leur acquisition de la matière. Les évaluations sommatives à enjeux élevés ne mesurent que la capacité d’un élève à travailler sous pression, mais ce n’est pas la compétence que j’enseigne. Il serait donc injuste de l’évaluer. Mais la question demeure : comment peut-on mieux évaluer l’apprentissage de nos élèves? 

 

Alors comment j’évalue dans le cadre de cette nouvelle philosophie?

Depuis que j’ai testé le programme Enjeux mondiaux : citoyenneté et durabilité en 2011, j’ai considérablement modifié mes pratiques d’évaluation. Comme il s’agissait d’un cours basé sur la recherche, l’action et 10 notions essentielles (NE), j’avais l’impression d’avoir une grande marge de manœuvre quant aux méthodes d’évaluation à choisir. Mais je me suis quand même rabattu sur des méthodes plus anciennes, des quiz, des tests et des projets avec des grilles d’évaluation détaillées. Il existait un écart entre la façon dont je concevais une évaluation légitime et mes pratiques d’évaluation en classe. Mes pratiques d’évaluation privilégiaient toujours des compétences particulières (l’écriture) et ne correspondaient pas au programme (qui encourage l’action, le dialogue et la réflexion des élèves), ni à mes propres convictions en matière d’évaluation (elles privilégiaient le produit par rapport au processus et à l’apprentissage). Voici un exemple fictif de deux types d’élèves dans la même classe : 

Que révèlent ces deux élèves sur l’écart entre ma philosophie et ma pratique de l’évaluation?

 

Élève A :

  • Participe régulièrement aux discussions en classe.
  • S’identifie comme écoféministe.
  • A du mal à réaliser les projets d’enquête, mais peut, durant les conversations, démontrer une compréhension de toutes les notions essentielles. 
  • Peut avoir du mal à mener à bien son projet d’action, mais son objectif est axé sur l’orientation vers la justice sociale.

Élève B :

  • Participe rarement aux discussions en classe.
  • Réussit bien les projets d’enquête (processus et évaluation), mais a du mal à démontrer de façon cohérente sa compréhension des notions essentielles. 
  • Termine le projet d’action, mais seulement au niveau participatif ou de la responsabilité personnelle.

À la fin du semestre, c’est l’élève B qui a obtenu la meilleure note, mais d’un point de vue philosophique, j’ai eu le sentiment que l’élève A avait démontré un niveau plus élevé de compréhension du contenu du cours (notions essentielles) et d’acquisition des compétences (en particulier dans le domaine du dialogue et de la délibération), ce qui m’a amené à réfléchir à mes pratiques d’évaluation et à arriver à la conclusion qu’elles n’étaient pas alignées sur ma philosophie ou le programme scolaire. 

Par un heureux hasard, mon administration encourageait les membres du personnel à ce moment-là à explorer l’évaluation axée sur les résultats. J’y ai vu l’occasion d’essayer quelque chose de différent et j’ai donc rejoint une communauté d’apprentissage professionnel interne. Nous nous sommes réunis pour discuter de la possibilité de faire évoluer nos pratiques d’évaluation vers une approche basée sur les résultats. Le passage à l’évaluation axée sur les résultats dans le cours sur les enjeux mondiaux a été libérateur : fini le recours aux tests et aux résultats de rendement sans rapport avec les notions essentielles du programme. Pour tous les travaux de cours qu’ils réalisaient, les élèves recevaient une copie des 10 NE et devaient aligner leurs travaux scolaires sur ces notions. Mes évaluations se fondaient sur l’utilisation d’une échelle de cinq points pour mesurer à quel point les élèves appliquaient les NE à leur travail. Je demandais aussi aux élèves de réfléchir à leurs gros projets en utilisant la même échelle de cinq points et les 10 NE. Ça semble avoir fonctionné. Je pense que les évaluations des élèves (et, oui, les notes) reflètent mieux leur compréhension des NE.

Tout est bien qui finit bien? Pas tout à fait…

Questions que je me pose encore

D’abord, en raison de la nature du cours sur les enjeux mondiaux, beaucoup de temps est consacré à la discussion à propos de l’actualité. Je pense que c’est absolument essentiel dans ce cours et j’ai effectué des recherches de cycle supérieur qui en confirment l’importance. Je me demande cependant comment évaluer le dialogue en salle de classe. De nombreux élèves sont capables de démontrer clairement leur compréhension des notions essentielles en participant aux dialogues, mais comment le refléter dans leur « note »? Souvent, la solution de secours consiste à demander aux élèves de rédiger une réflexion sur ce dialogue. Or, c’est ici que les élèves ont parfois de la difficulté; ils communiquent mieux leur compréhension de la matière verbalement que par écrit. En outre, la compétence sur laquelle nous travaillons est le dialogue et la délibération. De la même façon que j’évalue l’engagement des élèves par rapport à la pensée historique, je devrais également évaluer leur engagement dans le dialogue. En agissant autrement, je privilégierais la connaissance plutôt que la compétence, ce qui ne serait pas conforme à mon approche pédagogique (qui est ancrée dans le dialogue) et j’évaluerais les élèves par rapport à une compétence que je n’avais pas mise au centre de mon enseignement – la réflexion écrite.

Deuxièmement, en tant qu’enseignants et enseignantes, nous sommes constamment amenés à porter des jugements professionnels sur le travail de nos élèves, mais ces jugements sont effectués sous le microscope d’un système qui met l’accent sur les modèles néolibéraux de réussite attendus par les parents, et souvent par les élèves eux-mêmes. Je peux porter des jugements sur la façon dont un élève connaît le contenu du cours, mais si je ne suis pas capable de démontrer comment j’ai porté ce jugement d’une façon qui satisfait aux composantes du système néolibéral, je n’en fais pas assez (je me souviens d’une anecdote d’un collègue qui m’a dit un jour : « Personne ne remet en question le jugement d’un ambulancier paramédical lorsqu’il arrive sur les lieux d’une urgence. On a la confiance que la personne sait ce qu’elle fait. Alors pourquoi les gens ne font-ils pas confiance au jugement d’un enseignant? »). Dans la pratique, si je peux dire qu’un élève comprend le contenu du cours au moyen du dialogue, cela ne devrait-il pas être suffisant? Pourquoi est-il nécessaire de tester ces connaissances ou de forcer les élèves à les mettre sur papier?

Troisièmement, il est difficile de se défaire de nos vieilles habitudes. Même si je crois philosophiquement dans l’évaluation axée sur les résultats, que se passe-t-il lorsque le travail des élèves n’est tout simplement pas très bon? Pour en revenir à mes exemples de l’élève A et de l’élève B, je savais que l’élève A connaissait le contenu du cours, mais j’étais souvent déçu par son travail (remarquez l’accent néolibéral mis sur le produit et le rejet du travail qu’elle avait accompli au cours du processus de dialogue). Ses projets d’enquête auraient pu être beaucoup plus solides et son projet d’action, bien que bon en principe, n’a jamais vraiment été mené à terme. Quelle valeur accordons-nous à la qualité du travail dans un système d’évaluation axée sur les résultats? Comment nos notions de qualité reposent-elles souvent sur « l’effort » et « l’esthétique », plutôt que sur la compréhension? Nulle part est-il question de qualité du travail, alors comment concilier cela?

Enfin, il y a une frustration certaine à devoir attribuer une note. Si souvent, à la mi-trimestre ou à la fin du semestre, je regarde mes notes en me demandant ce qu’elles signifient. Quelle est la différence entre un élève qui a 88 % et un autre qui a 92 %, si ce n’est que, dans le monde néolibéral dans lequel nous vivons, l’élève qui a 92 % pourrait obtenir une meilleure bourse pour une université qui privilégie les notes au détriment de la substance (et ignore la subjectivité inhérente à toutes les formes d’évaluation et le capital culturel et économique des élèves).

En fin de compte, il n’y a pas de méthode d’évaluation parfaite et je sais que je continuerai à lutter par rapport à mes pratiques d’évaluation. Mais en même temps, je pense que c’est peut-être ça l’essentiel. Le fait que je sois prêt à me débattre pour trouver la meilleure façon d’évaluer mes élèves et à être ouvert à un changement radical est peut-être la partie la plus importante dans tout cela. On dit souvent que si l’on n’est pas en colère, c’est que nous ne prêtons pas attention. Peut-être que si nous ne remettons pas en question nos méthodes d’évaluation, c’est que nous ne prêtons pas attention à ce qui compte.